Tout commence dans les bouquins et les magazines, il y a plus d'une dizaine d'années, quand je tombe sur des articles parlant du 'Totem pole'. Une voie exceptionnelle et réputée, à l'autre bout du monde, perchée sur une monolithe d'environ cinq mètres carrés, haut de soixante mètres, planté seul au milieu de la mer.


À l'époque, ça apparaît comme un rêve, une aventure à faire une fois dans sa vie, mais je n'ai ni le niveau ni les connaissances pour imaginer un jour me lancer dedans.

Dernière lecture en date, dans un bouquin prêté par Oliv pour préparer mon voyage : 'Parois de légende' d'Arnaud Petit, grimpeur et équipeur dont la réputation n'est plus à faire. C'était il y a un an, des étoiles dans les yeux mais ça paraît tellement lointain que je le mets de côté pour l'instant.


Puis les mois passent, les destinations s'enchaînent et je me retrouve enfin en Australie, avec aucun plan précis mis à part une vague idée des falaises que je veux visiter. J'ai quand même prévu d'aller en Tasmanie à la fin du mois, puis je rencontre un américain dans les Grampians qui me dit aller là bas la semaine suivante. Du coup je trouve un billet d'avion et décide de le rejoindre un peu plus tard sur cette île où l'escalade est surtout typée terrain d'aventure car le support et la culture s'y prête bien.


J'ai prévu une semaine sur place, et on commence à parler de prévoir l'ascension éventuelle du totem pole. On regarde un peu plus le topo, 1h30 d'approche, deux longueurs en mixte TA/équipé, cotées 24 et 25 (7a+ et 7b). Ça s'annonce envisageable mais il manque encore un paramètre essentiel !! Il nous faut des coinceurs ... et au moins une deuxième corde : l'accès se fait par une descente en rappel de 60m, ensuite il faut un volontaire pour traverser à la nage ou se balancer avec la corde au dessus de l'eau (suivant le niveau des vagues) pour essayer de rejoindre le pied du pilier. Ensuite il faut utiliser la deuxième corde pour grimper et garder la première bien précieusement jusqu'à la fin de la voie pour installer une tyrolienne et retourner sur la terre ferme.


Les jours passent et Jackie l'Américain a trouvé sur Facebook un mec qui veut faire le totem pole aussi et surtout qui a tout le matos ! Parfait !

Quelques jours plus tard, on retrouve donc Sébastien, un Canadien de Montréal, sur le parking la veille pour faire un petit brief. L'heure aussi de décider la répartition des longueurs pour la cordée de 3. Le Canadien est motivé pour tout faire en tête, mais je veux partager le gâteau avec lui. On se met d'accord pour que je fasse la première en tête, et lui la seconde.


Jour J ! Entre temps on a rencontré d'autres grimpeurs qui nous ont conseillé de prévoir 6 à 8 heures au total pour revenir au parking. Départ 8h30 pour la marche donc, puis on se prépare. On trouve une corde sur place qu'on utilisera pour grimper avec deux brins, plus confortable. Je pars donc en dernier pour le rappel car je dois enchaîner avec la première longueur en tête. Soixante mètres plus bas je retrouve les deux autres, qui attendent sagement sur la plateforme au pied de la mer en face de la voie. Il est temps pour moi de rejoindre le totem ! Vu le niveau de l'eau je décide de choisir l'option pendule. Après quelques hésitations sur la trajectoire, je saute de la plateforme pour essayer de mettre un mousqueton dans les premiers points de la voie, mais je rate le relais ... trop court. Deuxième essai, je prends encore plus d'élan, modifie un peu la trajectoire et j'atteins le premier point. Ouf. On avait également décidé que c'était plus simple d'assurer depuis la plateforme plutôt que tout le monde rejoigne le premier relais. Je prends donc quelques secondes de répit et me lance. Les premiers mètres de la voie sont secs mais encore couverts d'une pellicule de sel provenant des vagues des jours passés. C'est un peu glissant, je me débrouille pour avancer mais place un coinceur avant le premier point pour assurer le coup. Puis je commence à avancer un peu plus sereinement, j'enchaîne les points, ça se passe bien. L'escalade est superbe, physique et à doigts. Mais dans l'excitation j'ai oublié de m'échauffer avant de partir alors forcément c'est un peu rude. J'ai les bras qui fument, du coup je prends mon temps pour délayer et avancer tranquillement. C'est assez continu, et j'arrive dans la dernière partie. Un beau run-out. Je placerai deux protections supplémentaires pour atteindre le relais. Ça y est, la première longueur est passée à vue. J'assure les deux collègues qui me rejoignent.


Le Canadien attaque la deuxième longueur. Ça a l'air un peu plus ambiance, et l'exposition sur l'arrête avec des plats fuyants a serrer, plein gaz au dessus de la mer, rajoute un peu de piment. Après quelques plombs, il passe enfin le crux, puis enchaîne jusqu'au relais final.

l'Américain part en second, mais galère à passer les mouvs durs. J'attends un moment au relais puis décide de partir. Je passe les premières difficultés sans encombre. Les mouvements sont vraiment cool et l'ambiance au rendez-vous. Vient le crux, j'ai l'impression de faire différemment du Canadien, plus à droite, mais ça me semble mieux. Ça devient critique, un plat main droite vraiment bof et des pieds pas beaucoup mieux. Je me dit qu'il faut prendre une décision rapidement pour ne pas griller les dernières cartouches, alors je monte les pieds encore plus haut, je force un peu et ça passe ! Je me repose un peu sur la bonne réglette suivante et commence à réaliser que je peux peut-être enchaîner la deuxième longueur. Après quelques sections un peu techniques, je rejoins les collègues au relais, heureux d'avoir tout fait sans chute.

Le dernier relais est sur une bonne vire, mais il reste 5m d'escalade en fissure facile (6a) pour monter tout en haut du totem. Je mets un friend au milieu mais c'est quasiment du solo. Enfin j'arrive en haut et je peux me mettre debout sur cette dolérite. Quelques instants pour profiter, seul, et réaliser qu'on est presque seul au monde, debout sur ce rocher perdu en Tasmanie au milieu de l'océan. Je savoure, une photo, puis il est temps de désescalader et retourner à la vire pour finir la voie. Et oui, on a beau avoir fini l'escalade, il faut encore installer la tyrolienne et rentrer sur la terre ferme.

Après quelques manips de corde, on entame la traversée en mode cochon pendu 60m au dessus du vide avec les vagues en bas et les phoques qui regardent. Sacré souvenir. Encore un petit effort et une bonne heure et demi de marche pour rentrer.


Et voilà, retour au parking à la case départ, environ 7h plus tard en mode tranquille. On réalise qu'on vient de faire un des trucs les plus classes au monde en terme d'escalade. En plus j'ai fait toutes les longueurs à vue, vraiment content. Finalement c'est des moments comme ça que je suis venu chercher en faisant ce voyage, l'aventure, au sens propre tout simplement. Et pour le coup j'ai été gâté, ça restera gravé dans ma mémoire un bon moment.